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Je cherche, ai-je dit. Je ne construis pas.

Marlene Streeruwitz

L'auteur n'est pas l'auteure

Übersetzt von Marc Ulrich

Veröffentlicht am 04.12.2019

DE

L’auteur n’est pas l’auteure. L’auteur n’est pas « une femme auteur ». N’est pas l’autrice. La plume. La romancière. L’auteure.


Si, après Foucault, l’auteur suivant le héros précède son texte. Si ensuite le texte devient la pièce que l’auteur s’est écrite et qui provoque la mort de l’auteur, alors l’auteur est le criminel que le héros a toujours été, en ceci qu’il a, par sa personne et son œuvre, confirmé les conditions qui ont déterminé dans l’accord social entre débiteurs et créanciers à qui les dettes sont remboursées. Les femmes ne peuvent pas être créanciers. Encore moins créancières. L’auteure doit donc d’abord apprendre à rejouer le héros pour au moins s’approcher d’une instance créancière. Elle doit ensuite apprendre à être dépouillée de l’hégémonie dans le texte pour comprendre combien, escroquée de ses droits de créancière, elle n’est déjà pas acceptée comme créancier. L’auteure devra avoir traversé les nombreux échelons de l’hégémonie pour retrouver la trace de sa propre voix. Elle ne pourra, à aucun moment de cette traversée des hiérarchies culturellement décisives, s’être condamnée elle-même au point que tous les sons lui seront alors épuisés. L’auteure, sauvant son cri, traversant les pièces d’anéantissement de la culture hégémonique, devra avoir supporté de n’avoir à aucun moment reçu l’aveu d’une vérité. L’auteure, pour sauver son cri, devra avoir reproduit la pièce d’anéantissement du texte pour pouvoir avoir étudié et compris l’étouffement de son cri. Elle pourra, pendant le processus de disparition, s’être rendu compte que c’est précisément la construction d’une telle chambre qui tue. L’auteure pourra, si elle en a encore le temps, s’échapper dans le temps. L’auteure constatera que, comme dans la vie réelle, le temps peut être le seul facteur déterminant. L’auteure, si elle en a encore la force, libérera d’un grand geste tous les moyens du littéraire de la maisonnette de l’œuvre et les livrera au temps. L’auteure sera alors créancier et créancière et pourra rendre et recevoir la justice.


La description figurant ci-dessus, conforme en tous points à la logique apprise de la maisonnette comme concept spatial de la pensée, est claire et pensée comme un plan directeur à des fins de reproduction. Ce type de pensée et d’écriture ne tient pas compte de l’effet du temps. Au contraire. Le temps est artificiellement arrêté pendant la pensée de la maisonnette. C’est pourquoi nous n’avons pas la possibilité de rendre dans le temps l’interpénétration des processus. Le cours d’un tel processus de travail doit plutôt être vu ainsi : la personne du processus traverse un labyrinthe que la personne elle-même, tout en marchant, conçoit avec tous ses obstacles.


La maisonnette à penser de l’auteur. Suivant en tous points les possibilités ouvertes par les Lumières, l’auteur se construit sa propre prison. Parce que. Cette petite pièce à penser dans laquelle il doit faire advenir sa propre disparition dans l’écriture, parce qu’il n’a plus le droit de se servir de la violence physique du héros. Et c’est ancré dans le projet des Lumières. La transformation du héros en fonctionnaire de l’étatique centralisé. Le chemin de la violence corporelle du héros à l’emploi administrativo-étatique de la violence par le fonctionnaire castré et non visible, mais à qui fut accordée dans le Code civil, à des fins d’autogestion dans le droit familial, l’autorité du maître de maison. (En Autriche, le Code civil a déterminé le droit familial de 1811 à 1975.) Cet homme fendu en deux sphères. L’auteur a également participé à la construction de la prison dans laquelle l’exercice de la violence contre soi-même promettait prestige et promotion. En tant que maître de maison, l’auteur pouvait d’autre part commettre tous les crimes, car en privé il était le gardien de prison de sa famille. L’homme.


L’auteur. Il lui suffisait de maintenir la faille suffisamment nette. Mais l’auteur en est-il capable. L’auteur en était-il capable. Citoyennement. Il s’agissait après tout de raconter le privé. Sous le contrôle des citoyens, le récit public s’était mué en répétition du récit privé, et la littérature a assimilé cette redite. Dans l’individuation, uniquement dans le privé, de l’homme fendu. Seul le privé de l’homme pouvait être, avait le droit d’être individué. Le rôle dans l’État était harmonisé dans les uniformes. Fonctionnaire ou soldat. Ils exerçaient la violence anonymisée de l’État central bureaucratique. Cela se produisait sans plaisir. La desinvoltura sprezzata continuait à astreindre ces hommes à la fixité du visage et à la répression de toute manifestation de mouvement intérieur. L’aventure du héros devait s’avaler en privé. Son récit. On a appelé ça littérature. Le héros continuait à attendre le dragon à la croisée des chemins. Et parfois. Quand le dragon était reconnu, comme l’a fait Kafka. Alors était rendue visible la pièce dans laquelle la vie de l’homme devait être consacrée, était consacrée à l’emploi prescrit de la violence contre les autres et soi-même. Alors devenait visible que c’est le temps qu’on anéantit. Dans cette prison qu’on s’est écrite à soi-même.


L’auteure. Elle reste plutôt à la réception, à l’extérieur de cette pièce. Mais elle sait tout des dispositions du privé. Elle est prisonnière de la pièce dans laquelle l’homme doit forcer l’aventure pour pouvoir passer dans la pièce d’après. Malgré cet emprisonnement, l’auteure en sait plus sur l’espace public que ce que l’homme lui-même a le droit de savoir. Mais y arriver. Elle n’y parviendra pas. Elle sera invitée à Paris par son éditeur, mais l’éditeur n’aura pas lu son texte. Il connaît les femmes, aura-t-il dit. Elle pourrait fonder ses propres maisons d’édition. Les vieilles maisons préfèreraient s’effondrer plutôt que de partager le monde public avec elle. L’auteur, là. Il préfère s’anéantir à écrire et recueillir le prestige et l’argent plutôt que d’en abandonner la moitié et reconnaître qu’il ne sait rien de la moitié du monde. Ne peut rien en savoir. Et donc n’avoir rien su du monde et n’avoir toujours travaillé qu’à la reconstruction de la moitié connue. Avoir participé à la guérison du regard n’ayant jamais le droit de tout saisir. Y participer.


Dans le fascisme. Et nous y sommes aujourd’hui. Dans le fascisme, la faille de l’homme trouve sa guérison en ce que l’homme privé s’est confondu avec l’espace public. Les avis et préjugés privés deviennent discours et geste politiques. Le fascisme vient de la situation du maître de maison qui a le droit indiscuté de prêcher et de cogner. L’État est sans doute devenu faible. Le pouvoir central pas assez central, et sans violence. On en pense, des choses. Tout l’appareil que Foucault attribue au statut de l’auteur. Cet appareil vaut pour la part publique de l’homme. La reconnaître fait l’homme citoyen. Mais après. C’est stratégie fasciste que de ne pas reconnaître ce code et crier au premier maître de maison venu qu’il a bien raison. Cela veut dire que les manies et les superstitions maintenues dans le privé sont élevées au rang de théorie. D’instructions opérationnelles. L’auteur de Foucault a collaboré au maintien de la faille. L’auteur. Celui qui est et a été ainsi désigné. Ne devenait auteur que celui qui fournissait ce travail sur l’invisibilité de la faille et le tort subséquent. Au mieux comme martyre. Foucault aussi trouve juste qu’on meure à son texte. Et un homme juste doit s’effondrer quand il prend part au crime d’oppression de tous les autres. Mais que ce soit en connaissance de cause ou en toute innocence, ce martyre confirme à son tour le système de la faille, et l’homme fasciste est le premier à franchir cette partition. Il est criminel dans le public et dans le privé. L’auteur se suicidant ne confirme alors dans son suicide que la mort de l’espace public.


Nous sommes au commencement d’un nouveau jeu. Le juste auteur revient, et comme à l’époque. Il devient lui-même représentation de la faille. Lui. Son corps. Il symbolise la levée de la faille dans le texte privé. L’auteur fasciste doit être un homme fasciste pour pouvoir revendiquer l’effet au-delà du temps de sa littérature. Réclamant l’entrée dans le canon littéraire, il devra travailler à la consolidation de la prison littéraire du lecteur pour être reconnaissable comme auteur. Dans le simple effet de basculement d’un système binaire entre public et privé, il devra revendiquer son espace privé qui représente déjà l’espace public.


Le juste auteur mettra – et l’auteur le fait toujours – le juste auteur mettra de nouveau, suite à la dissolution de la faille dans l’homme fasciste, l’État et la personne sur un même pied. Enfonçant l’un dans l’autre, il soudera en un seul continent les espaces de l’État et du privé. Et ainsi libérera de ses chaînes toute la violence. Le maître de maison invectivant et frappant en toute impunité se changera en héros invectivant et frappant en toute impunité. De nouveau le héros. Et n’importe quand. L’affaire reprendra encore du début.


Rien ne changera tant que l’auteure ne sera pas entendue. L’auteure.


L’inconscient – ou ce dont il ne faut pas qu’il soit pris connaissance – non analysé du privé non entravé du puissant-maître de maison. C’est serti dans le texte. Il se peut que les conflits qui peuvent surgir d’une intention critique et d’un inconscient affirmatif et d’un superego finissent par mener à la mort de l’auteur. Mais cela parce que, croyant atteindre à l’héroïsme, il s’était laissé emprisonner dans la pièce. Mais à la fin, cette mort en martyre est un service rendu au chauvinisme, et si elle reçoit la pièce du fictif acquise par l’écriture, c’est en tant que lieu d’extraction des réalités.


L’homme fasciste qui doit être l’auteur pour pouvoir être reconnu comme tel. Les résultats de l’émancipation citoyenne des hommes sont repris. Pas les théorèmes qui la sous-tendent ni les connaissances qui en ont été tirées. Nous le savons du féminisme, dont ont profité le plus les femmes de sensibilité anti-émancipatrice. Elles ont utilisé les accès créés sans même prendre connaissance du traitement des rapports qui a précédé. Elles peuvent parler de politique machiste sur les places de l’émancipé et, renforçant ainsi la politique machiste, barrer l’accès aux procédures émancipatrices. À cela s’ajoute le syndrome de la princesse quand Marine Le Pen, certes détrônant son père, remercie tout ce qui a forgé son éducation de princesse.


Hier. 14 mars 2019. Bieberstein est passé outre le numéro bloqué. Je ne sais pas comment il a fait. Mais bon. J’ai débloqué le numéro. La relation remonte aux années 80. Nous nous connaissons donc très bien. Il a déjà appelé l’après-midi. Il a dû souvent essayer jusque-là. Il a lu mon essai dans le Standard, et il doit me dire qu’il est profondément touché. Ce qui le touche profondément dans chaque texte, c’est combien je lui semble blessée. « C’est le but », ai-je dit. Après tout, ces textes sont une critique des structures du pouvoir, et où situer un ex-banquier du département étranger de l’ancienne plus grosse banque du pays, sinon au centre du pouvoir ? Puis est venue la critique d’Ilse Aichinger. Elle est toujours autoréférentielle. Il ne s’y retrouve pas. Bien sûr qu’il ne s’y retrouve pas. Aichinger est une auteure. Mais. Nous. Les lectrices. Nous avons eu tout le canon à lire et il nous a bien fallu le trouver toujours autoréférentiel. L’auteur peut y voir une évidence. Un banquier à la retraite pourra toujours se retrouver dans l’auteur et écarter l’auteure, trop autoréférentielle. Littéralement. Les deux livres d’Ilse Aichinger doivent absolument être rendus. On peut aussi le prendre comme une occasion de me voir. Je vais rebloquer le numéro. J’ai un peu aimé cet homme, il y a longtemps. Un exploiteur et un autocrate. Mais au moins, il s’intéressait à moi en tant que femme. À une époque où, mère célibataire luttant pour ma vie et pour mon Moi, je devais gagner de l’argent pour moi et mes enfants. À une époque où je travaillais pour des chefs du genre de Donald Trump pour pouvoir écrire le soir. À une époque où je m’accrochais à ce but comme une somnambule. Alors cette relation à sens unique était un soulagement. Une distraction. Un danger. Une invitation à me charger d’un poids supplémentaire et enfin m’effondrer, définitivement. Le combat contre et avec mon superego était alors à son apogée. Je devais fonctionner. Je ne pouvais pas fonctionner comme ça. La rigidité aidait à tenir. La rigidité chargeait toujours plus d’obligations. À la fin, c’est ma colonne vertébrale qui a lâché. Prolapsus L4 complet et suites de la myélographie encore nécessaire à l’époque. Des semaines d’alitement. Défaillance complète. Boitement et béquille. Une vie d’estropiée. Dans ce chaos, Biberstein restait quelqu’un avec qui communiquer. Même si cette communication profitait de l’exclusion sociale de la mère célibataire. Je ne me sens pas exploitée. Mais je sais que les Biberstein n’ont jamais pesé ce que leurs attentions signifiaient pour l’autre personne. Les Biberstein ont toujours des dettes auprès des femmes avec qui ils ont une relation. Dans ce système d’accumulation de dettes, les épouses se voient toujours confier le rôle d’agent de change à qui le paiement des dettes, à la manière d’un officier austro-hongrois, ne cesse d’être repoussé tant que l’échéance ne prend pas un caractère définitivement impératif. Dans la structure du pouvoir de l’inégalité des sexes, cela signifie que c’est aux agents de change de supporter les conséquences. Pas aux débiteurs. La femme de P. en est morte. La femme de Biberstein, je ne sais pas. Avec un peu de chance, elle n’aura pas marché dans cette combine permanente. Ça m’amuse de savoir que Biberstein a aussi eu une relation avec Hannelore. Nous autres maîtresses voulons aussi l’exclusivité. Avec Hannelore, il me trompait. Pas avec sa femme. Est-ce que ça ne montre pas très exactement combien nous sommes exercées à cette faille masculine, et pouvons la reproduire comme si elle allait de soi. Comme je suis à l’aventure, je suis tombée du côté des maîtresses. Qui fait partie de l’espace public. De ce qu’un homme admet et dont il se sert avec les autres hommes pour chercher à être un homme. Les maîtresses. Même quand il n’en parle pas. Le secret de cette richesse le rend sûr et fort. C’est de la stabilisation, et du genre le plus concentré. Et les maîtresses. Dans ma génération, ça faisait longtemps qu’elles s’occupaient d’elles-mêmes. N’étaient pas un poids économique. La détresse d’une femme dans la trentaine. Aujourd’hui, j’y vois le politique. À l’époque. Ah, à l’époque. On ne parlait que de lui. Une longue et unique séance de thérapie, voilà ce que c’était. Sexe compris. Bieberstein parlait de son ennemi F. et comment il l’empêchait de réussir. Aujourd’hui, je ne serais pas étonnée si pendant qu’on baisait, Bieberstein ne pouvait s’empêcher de penser à ce F. et de s’imaginer le lui montrer. Ou comment il s’était libéré de l’obsession de ce conflit. Entretemps. Aujourd’hui. 30 ans plus tard. Bieberstein veut m’expliquer ce que je ne fais pas bien. En écrivant. L’auteure. Elle est trop autoréférentielle. Bieberstein. XIXe siècle bien trempé. Nous savons qu’il frappait encore ses enfants. En Autriche, les châtiments corporels n’ont été abolis qu’en 1984, et dans de nombreuses familles toujours pas. Sa fille a fait les Arts appliqués avec ma fille. Sa fille l’a raconté à ma fille. L’a raconté quand même. Récits d’un XIXe siècle bien trempé. Bieberstein ne va au concert que quand on joue du Schubert. XIXe siècle bien trempé. Comme banquier, il a préparé le marché financier qui a conduit à la crise des subprimes de 2007. Crashs bancaires. Faillites d’État. La perte de ma retraite privée. Ça, c’est très XIXe siècle. Rien qu’au XIXe siècle, la monarchie austro-hongroise a fait faillite cinq fois. Dans La Ronde d’A. Schnitzler, l’acte sexuel établit dans le corporel la solidarité dont la fin conduit à la dépression post-coïtale. Celle-ci redevient tout de suite masculine ou féminine. Mais. L’espace d’un instant, le coït, en tant que commun, a eu une signification dans le temps. L’auteur laisse de côté cet instant. Doit le faire dans la faille encore dressée du masculin. Mais. En tant qu’auteure, je me suis aussi mise chez Biberstein en souvenir de ces petits moments de solidarité. Je me suis extraite par l’écriture. Autoréférentiellement et mélancoliquement. Je réponds de la conquête du temps dans l’écriture par l’anéantissement de mon temps réel. Ce serait de nouveau le destin de l’auteur. Repoussé dans sa pièce particulière et dedans disparu. Ça ne peut pas m’arriver. Je ne m’écris pas une fuite dans cette pièce. Je saisis le temps et j’y reste. Écrire un an pour coucher 5 heures sur le papier. Ce qui me lie à l’auteur. C’est le désir de se venger de ces rapports anéantissants. Mais pendant que l’auteur est anéanti à l’intérieur de son nom et que son texte doit céder sa non-tombe. Moi. L’auteure. Elle était, écrivant, présente dans le temps écrit. Le temps est battu, jeté dans le texte et à traverser de nouveau en toute gaieté. Modernité. Se méfiant de la pièce qui exige la sédentarité et déplace tout l’inconscient avec les obligations du maintien de la pièce. Libérée de la pièce et de sa construction du maintien des puissants. Le temps. C’est le moyen plus démocratique. Il n’appartient à personne et son mésusage est tout de suite manifeste.


31 octobre 2019.

Les photos d’Handke dans tous les journaux. Sur l’écran. Elles ont déjà glissé vers le bas. Sur l’écran. La nature derrière cet auteur. Arbres. Buissons. Enchevêtrements de branches. Cet auteur se tient toujours devant des buissons et des arbres. Il n’existe peut-être que les photos d’un seul shooting autorisé. Les dernières images récentes. L’auteur n’a déjà plus rien à voir avec celui de l’époque. Ni avec quoi que ce soit qui ait quelque chose à voir avec lui. Y compris avec lui-même à l’époque, et seules les photos les plus récentes le représentent. Quel auteur. Quel auteur véritable. Il peut émigrer, lui. Depuis. Cette longue vie et ces changements permanents. L’histoire du monde et ses vicissitudes. Et comme tous les autres aussi. Néolibéralement. L’auteur doit être sa propre maisonnette. Lui-même l’État et la critique.


Lu dans la nécrologie d’Harold Bloom dans The Economist. Il serait mort désespéré. Bloom se serait imposé contre toutes les oppositions. Mais seulement pour lui-même. Le canon bloomien. Bloom n’aurait jamais reconnu le cultural turn. Se serait battu contre la pénétration de la démocratie des sexes. Aurait défendu la maisonnette de l’auteur comme bastion du culturel, contre tous ceux qui voulaient choisir leur sexe eux-mêmes. Qui affirmaient que les auto-choisis pouvaient écrire de la littérature. Le crépuscule des dieux survient toujours quand les Autres entrent dans la pièce. Quand on ne les retiendra plus. Les minorités. Les féministes. Les queer et leurs 37 sexes. Crépuscule des dieux. Quand l’autorité interprétative échappe à l’auteur, même dans la maisonnette qu’il s’est construite. Quand le doute de soi néolibéral s’est introduit dans la maisonnette et que la sédentarité ne console plus. Quand l’auteur doit avoir recours aux attributs les plus privés du maître de maison pour s’orienter. Quand la faille entre l’homme public et sa sphère privée n’est plus reconnue. Quand l’espace public. Quand le commun ne reste plus chez lui. Quand on observe quels autels domestiques l’auteur cache. Quand tout doit être épié et que la maisonnette qu’il s’est construite est fouillée sans vergogne. Quand l’espace public a remplacé la police secrète.


J’ai toujours trouvé ça pénible quand, dans les émissions de télé-réalité comme « Un dîner presque parfait » ou « Les Vraies Housewives », les participants et participantes se dispersent dans la maison et ouvrent tous les tiroirs. L’hôte ou l’hôtesse. Ils sont justement en train de raconter dans la cuisine comment ils ont imposé leur personnalité à leur tiramisu. Pendant ce temps, les autres fouillent dans les tiroirs. L’hôte ou l’hôtesse. Ils n’auront rien laissé dans les tiroirs qui pourraient les compromettre. Tout est monté. Tout est préparé. Tout est exactement convenu. Rien de surprenant n’apparaîtra là. Et pourtant. Le procédé. L’intention délibérée d’exposer l’hôte ou l’hôtesse d’une manière ou d’une autre. De le choper. De livrer à la caméra le moindre trait narcissique. Chasser. La chasse. Choper quelqu’un. Mettre en état d’arrestation. Au pilori. Anéantir. Au moins un peu. La pénétration dans la sphère privée. C’est une partie du succès de ces émissions. Démasquer. Révéler. Dénuder.


L’auteur. Harold Bloom a dit que cela lui était égal si Shakespeare était un tueur en série. La littérature. La maisonnette du texte qu’on s’est bricolée. Bloom l’a transplantée dans un ciel. Il a évacué et enterré l’auteur. L’a séparé de sa maisonnette. Mais aussi parce que le corps pourrissant rappelle encore le corps de l’auteur. L’auteur dans le canon de Bloom. Il doit rester dans le nom. Dans le classement. Il doit rester en vie. Il s’agit bien là de l’héroïque de la littérature. Le corps de l’auteur dans le cercueil textuel qu’il s’est écrit. Le corps de l’auteur est, comme dans tout culte des héros, la surface des reflets.


Et c’est le dilemme aujourd’hui. Quand quelqu’un vit et accepte le prix Nobel. Quand quelqu’un ne s’est pas écrit à mort à force de s’être écrit. Quand il ne doit plus s’écrire à mort parce qu’il trouvera toujours des alliés. Dans sa sphère privée de maître de maison. Dans ses aîtres auto-conçus. Et. Quand tous les logements et sédentarités pourront être visités. Fouillés. Parce qu’une révolution numérique a eu lieu sans demander la permission ni à Bloom ni à l’auteur. Quand les autels domestiques n’ont pas été rangés.


Bon. Dans la littérature autrichienne. Voilà une longue histoire d’autels domestiques. On les cachait parfois à temps. On ne les enlevait souvent même pas. Il suffisait très souvent de ne plus les évoquer. Dans la littérature autrichienne, il y a beaucoup d’histoires d’auteurs, parfois des femmes, qui n’ont pas eu besoin de quitter les maisonnettes qu’ils s’étaient bricolées. Un poème d’excuse. Et on ne posait plus de questions. Ces auteurs qui ont publié entre 1920 et 1960. Ils n’avaient plus besoin de s’écrire leur mort. Ils déléguaient la mort à ceux dont c’était le métier. C’était catégoriel. La mort était affectée à l’armée et à la police. À la médecine. Les auteurs. Les auteurs qui parfois étaient aussi des femmes. Ils chantaient la nécessité de mourir pour le grand public et gardaient ainsi leur sphère privée pour eux. Un cadeau au pouvoir, voilà ce que c’était. « Nous vivons la mort comme la transfiguration de l’être », a écrit Josef Weinheber en 1944. Ce genre d’auteurs. Et ça peut aussi être des femmes. Ils chantent l’hymne de la violence et sont ainsi eux-mêmes sauvés. La mort doit par l’écriture être extraite de la maisonnette du XIXe siècle. L’auteur. Et c’est un sexe qui surclasse tous les autres. L’auteur dont le statut d’auteur est devenu le sexe. Il est sauvé par la violence par lui mise en verbe. Aujourd’hui comme à l’époque.


C’était quelque part à l’été 1973. J’étais assise dans un jardin du Salzkammergut. Trois bouleaux blancs donnaient de l’ombre pour la table. Loin. À un bon jet de pierre. Thomas Bernhard était assis sur une chaise de jardin blanche. Siegfried Unseld et Claus Peymann se balançaient dans la balancelle à rayures blanches et jaunes. Tous trois contemplaient l’eau de la piscine. Et moi. À la table. Sous les bouleaux. Très loin. Lisant Szondi. J’étais sûre. De ne pas vouloir en faire partie. Ravelstein n’avait pas encore été écrit pour me le confirmer. L’exigüité et la violence de cette exigüité. La concurrence furieuse dans l’invention. L’arrogance dans les tablées. L’exclusion de toute autre possibilité en ceci que les autres possibilités de penser n’avaient même pas le droit d’être pensées. Une colère impuissante, assise là, voilà ce que c’était. Et la conscience de devoir m’en aller seule. Sans compagnie ni protection. Et la certitude à l’époque de n’être de toute façon pour ces hommes qu’un corps dans une robe d’été. Et aucune question. Aucune attention. Je le savais. J’étais sûre de pouvoir trouver ma voie toute seule. Moi. L’altérité. La jeune femme. On ne me parlait pas. Partant du principe que je n’aurais de toute façon pas su de quoi il s’agissait. On racontait à la ronde des anecdotes et de l’extrêmement intime sur d’autres auteurs et Ingeborg Bachmann. Bachmann. Elle était morte une demi-année plus tôt. Elle aussi, je la détestais. À l’époque. À mes yeux, elle avait permis qu’on fît d’elle un objet. Y compris grammaticalement. Je ne voulais pas être lue par ces hommes. À l’époque. Je ne voulais pas être observée par ces hommes, sans protection dans mon Là dans le temps.


Aujourd’hui. Je sais que j’y suis arrivée. L’inobservé. Récemment. Un présentateur m’a encore demandé où j’en étais avec mon écriture féminine. Si c’était toujours l’objet de ma recherche. « Non, ai-je répondu. Je suis à la recherche de l’Autre. De ce qui n’a certainement pas le droit d’être dit par le pouvoir, et ma langue en est le moyen. Je cherche, ai-je dit. Je ne construis pas. »

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Marlene Streeruwitz

in Baden bei Wien geboren, ist eine österreichische Schriftstellerin und Regisseurin. Ihr umfangreiches Werk umfasst Theaterstücke, Hörspiele, Essays und Romane. Für ihr Werk erhielt sie zahlreiche Auszeichnungen. Zuletzt erschienen sind Das Wundersame in der Unwirtlichkeit. Neue Vorlesungen (2017) und ihre Romane Yseut (2016) sowie Flammenwand (2019).
Weitere Texte von Marlene Streeruwitz bei DIAPHANES